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L’auteur, le critique littéraire et théâtral et l’administrateur de la Comédie française était fort prolixe. En 1883, dans la préface du Ménage d’Hubert, au prétexte d’une promenade jusqu’à Bellevue (Meudon), il glisse une histoire de Viroflay. La conclusion est celle d’un critique littéraire et interroge les auteurs - et les éditeurs - sur la meilleure approche originelle : qu’est-ce qui est le mieux, adapter une pièce de théâtre en roman ou la réciproque ?
On y retrouvera les grandes lignes de l’histoire que l’on s’accorde à admettre 140 ans plus tard, et aussi des détails sur les curés Dubut et Nicquet.
LE MÉNAGE HUBERT PAR JULES TIBYL
précédé de UNE JOURNÉE A BELLEVUE, PREFACE par Jules Claretie
PARIS E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES, Palais-Royal, 15-17-19, Galerie d’Orléans
1884 Droits de traduction et de reproduction réservés.
Par un de ces beaux jours d’automne, quand le soleil fait encore trouver cléments et doux les dessous des allées où commencent à tomber les feuilles, je ne sais point de promenade plus charmante que la route de Viroflay à Bellevue par le chemin des bois.
Les sentiers sont ombreux, se font coquets à chaque pas et, au bout du voyage, l’accueil est souriant, la maison hospitalière. On va vers un ami par des chemins amis. C’est le contraire de la devise des conjurés d’Hernani. Ad amicum per amicos.
« Allons chez Charles Edmond ! » Et je suis ainsi parti, hier, voulant fêter le dernier jour d’été que m’accordait officiellement le calendrier. Un beau soleil, un ciel clément, des tons de bronze vert et de cuivre rouge aux arbres ; çà et là les taches de sang de la vigne vierge courant le long des treillages. Ah ! la jolie route !
L’endroit d’où je pars, et qui s’appelant aujourd’hui la « Saussaie » se nommait « hier les Marais »,a pour véritable nom la Croix des Reliques. J’ai toujours eu le projet d’écrire la légende ou la chronique des environs de Paris. Le livre est à faire. Pour Viroflay, j’en ai parlé souvent à Adrien Maquet, le serrurier-archéologue que Sardou a fait connaître lorsqu’il écrivit pour le brave ouvrier, très honnête et très savant, une préface aux recherches sur les Seigneurs de Marly. M. Maquet m’a apporté toute une série de notes et notules sur ce coin de terre, Villa-Oflein, ou Vil-Oflen au xiii e siècle, Viroflen, puis Viroflé, au XVIIe, et, grâce à lui, je pourrais publier de fort curieux documents, puisés aux Archives de Seine-et-Oise.
Mais me saura-t-on le moindre gré quand on apprendra qu’en décembre 1251, Barthélemy de Viroflay (Villoflein), et Mabille son épouse, seigneur et dame de Fourqueux, et héritiers de Robert de Gif, seigneur en partie de Fourqueux, approuvent les ventes et donations faites par ledit Robert, à l’abbaye de Joyenval, par une charte de confirmation de ces dons, dressée à cet effet, et moyennant quatre deniers par an assignés sur le pressoir de Fourqueux, Barthélemy cède aussi aux religieux de ladite abbaye la justice du clos de vignes nommé la Glisière (ou la Glaisière) sis à Fourqueux, moyennant dix livres par an reçus en numéraire (Arch. de S.-et-O. Fonds de Joyenval) ?
Sera-t-on charmé de savoir qu’au mois de septembre 1328, une sentence du sous-bailli de Poissy fut rendue, par laquelle Guillaume de la Villa-Oflain, écuyer, seigneur de Fourqueux, était condamné à payer tous les ans deux muids de vin à l’abbaye d’Abbecourt, en rente sur le pressoir et les terres de Fourqueux, à prendre à la Chandeleur ?
L’année suivante (1329), le même Guillaume reconnaît devant le prévôt de Paris devoir deux muids de vin à la susdite abbaye et fait un acte par lequel il promet indemniser messire Erard d’Esenville, chevalier, de deux muids de vin, pris sur lui, par l’abbaye d’Abbecourt (Arch. de S.-et-O. Fonds d’Abbecourt). (Pour les liquides, le muid est une futaille de taille variant selon les régions. À Paris, il correspondait à 268 litres (huit pieds cubes)).
Mais cela, c’est le passé mort. Si jamais on écrit un livre sur les environs de Paris qu’on ramasse surtout en chemin les légendes, les contes, la fleur de poésie ; qu’on glane, comme des chaumes précieux, les vieilles chansons, les rondes enfantines. C’est là qu’est le cœur même et toujours palpitant du passé !
Il ne me déplaît point pourtant de savoir qu’à deux pas de mon jardinet, voilà un peu plus de cent ans, eut lieu un drame. C’est au bout du chemin par où souvent, le livre de sir John Lubbock sous le bras, j’allais, cet été, passer mon temps à voir s’agiter une fourmilière. Ce sentier longe la propriété de mon très aimable et très savant voisin M. Joseph Bertrand, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, le plus lettré des hommes de science et qui me jette si fréquemment comme par-dessus notre haie, un souvenir, une anecdote, un mot, un trait d’esprit pareil à une branche fleurie. Le sentier mène au bois des Fausses Reposes, qui veut dire « fausse halte » sans doute, halte pour les gens de la Maison du Roi, jadis ; - ou fosses reposes, « cimetière », ce qui serait un peu bien lugubre. Après tout ne montre-t-on point, là-haut, dans nos bois, au bout du chemin de la Sablonnière, un gros arbre, le Plaidoier ou Pendoyer, où l’on pendait haut et court les gens, dit la tradition ? Ces bois ont décidément leurs souvenirs tragiques.
En lisant les Mémoires du duc de Luynes, n’ai-je point rencontré, à la date de 1752 (jeudi), 15 juin, ce petit fait divers : « Versailles. Samedi dernier, 10 de ce mois, jour du départ du Roi pour Crécy, M. l’évêque de Metz (Saint-Simon), qui était ici, partit dans son carrosse pour s’en retourner à Paris.
Il s’arrêta près de Viroflay pour un besoin. Dans le temps qu’il venait rejoindre son carrosse, il aperçut une troupe de paysans assemblés ; il demanda ce que c’était : on lui dit que c’était le curé de Viroflay que l’on venait d’assassiner, et que l’on reportait chez lui. Des femmes effrayées et mal instruites lui dirent qu’il avait cinq ou six coups de couteau. M. de Metz s’informa plus exactement, et ayant su que le curé n’était point mort, et qu’il n’y avait aucun prêtre dans la paroisse, il alla dans la maison du curé ; il trouva que l’on venait de le mettre dans son lit ; la connaissance lui était revenue, et il conta à M. de Metz son aventure. Ayant été chargé par M. l’archevêque de faire la distribution des saintes huiles à quelques curés du voisinage, il allait les porter ; il était seul à pied ; c’était sur les dix heures du matin.
En montant dans un petit chemin, dans le bois de Fausse-Repose, il avait reçu un coup de bâton sur la tête qui l’avait fait tomber sans connaissance ; il avait été volé par un homme habillé de rouge ; c’est tout ce qu’il en sait. C’est la seconde fois que ce curé est volé. La cure vaut environ 1.200 livres. Il s’appelle Dubut. Il est fils du concierge tapissier du nouveau chenil. M. de Metz le confessa. Le curé n’est point mort, mais il a toujours une douleur fixe dans la tête d’un côté, c’est ce qui rend son état dangereux. Comme cette aventure est arrivée dans un lieu peu éloigné où le sieur Desmure, huissier de la Reine, a été volé, comme je l’ai marqué, on soupçonne que c’est un voleur de la même troupe. C’est tout ce qu’on sait jusqu’à présent. »
J’imagine que, sur le lieu où les saintes huiles furent ainsi traitées, on éleva une croix ; d’où ce nom : la Croix des Reliques, sans doute, comme le carrefour s’appelle encore sur les cartes du Dépôt de la Guerre.
Le lieu que voici, notre petit chemin, celui que nous suivons, M. J. Bertrand et moi, n’était d’ailleurs pas très sûr, il y a un siècle. Le duc de Luynes ajoute, peu après l’affaire du curé Dubut :
« J’ai parlé ci-dessus de l’aventure du curé de Viroflay ; elle n’est pas la seule dans ce genre, au moins peut-on en soupçonner deux autres. M. le Duc de Duras a pris pour son ambassade un officier d’office, cet officier demanda la permission d’aller travailler à Crécy au dernier voyage du Roi ; il partit de Paris dans la galiote, descendit à Sèvres et prit son chemin pour venir à Versailles par Montreuil, parce que c’est plus court. Il avait donné rendez-vous à un de ses amis à Versailles pour continuer ensemble le voyage, on ne sait ce qu’il est devenu ; son ami l’a attendu inutilement, on n’en a eu aucune nouvelle. »
Le curé Dubut eut, au surplus, une vie accidentée. Ne voulant point rendre hommage au sieur d’Aymery qui n’était plus seigneur de Viroflay depuis que Michel Le Tellier avait reçu le titre avec celui de « seigneur de Chaville », d’Aymery et le curé Dubut furent en guerre pendant trente ans passés - trente-sept ans ! - et il y a comme un avant-goût de la Révolution dans cette lutte entre un prêtre de campagne et un ancien seigneur dont les ancêtres accordaient un « muid de blé béteil » au curé de Viroflay « pour l’aider à vivre ». (Le muid, du latin modius, « la mesure » est une ancienne mesure de capacité pour les grains et autres matières sèches et également pour les liquides. Au XVIIIe siècle, il est parfois écrit mui ou muy. Pour les matières sèches, le muid de Paris (XVIIIe siècle) valait 12 setiers de 12 boisseaux de 640 pouces cubes, soit 1,824 m3.)
Le curé Dubut refusait au seigneur l’hommage de l’encens, du pain bénit et de l’eau bénite. Le seigneur en appela à la justice. Le bailli royal de Meudon, le conseil d’État, le Parlement, les maîtres des requêtes et la Chambre de cassation, tout est mis en mouvement. Tantôt le curé a gain de cause, tantôt le sieur d’Aymery. Et, à la fin, le noble triomphe ; mais, comme le dit M. Jeandel, un homme de la trempe du curé de Viroflay ne pouvait endurer la honte d’encenser son ennemi et de lui présenter l’eau bénite. Aussi, pendant un office où il rendait les honneurs imposés par sentence, la figure du seigneur d’Aymery lui parut tellement moqueuse et narquoise, que Dubut ne put contenir sa fureur, et, d’après ce qu’ont rapporté les anciens, il prit le goupillon, et le trempant en entier dans le bénitier, il en aspergea le seigneur, en lui disant : « Ah ! tu veux de l’eau bénite, eh ! bien, je t’en donnerai ! »
Et il retrempait, le goupillon et aspergeait toujours le pauvre messire.
A la suite de cet acte, le curé reçut en bonne forme une admonestation de Mgr Leclerc de Juigné, archevêque de Paris.
Conflans, 20 août 1783.
« Il m’est revenu que vous exécutiez, avec une espèce d’indécence et .même de scandale, l’arrêt du Parlement, qui déclare M. d’Aymery seigneur de votre paroisse. Vous savez, aussi bien que moi, qu’un curé doit à ses paroissiens l’exemple de la soumission aux ordres supérieurs, et que, dans les circonstances, sa modération doit annoncer combien il est pénétré des devoirs de son état.
J’aime donc à me persuader, monsieur, que ce qui s’est fait n’arrivera plus, et qu’au contraire, en cherchant à vous réconcilier avec M. d’Aymery, vous rapprocherez de lui ceux qui ont paru s’en éloigner en vous imitant.
» Je suis, etc.
» Ant. Eléo., archevêque de Paris. »
Le curé avait épuisé dans cette lutte toute son énergie et sa vie même ; il mourut l’année suivante, le 20 avril 1784, à l’âge de soixante-huit ans.
Il était alors commandeur de l’ordre du Christ, protonotaire du Saint-Siège, il avait gouverné l’église de Viroflay durant quarante-deux ans.
Tous les curés des églises environnantes, au nombre de 10 à 12, assistèrent à son enterrement. C’était bien montrer, ajoute M. Jeandel, que tous approuvaient sa lutte contre le seigneur d’Aymery. Encore une fois, il y a dans cette affaire intime, - et quoique le curé Dubut s’appelle lui-même le curé du roi et non d’un homme, - une vague odeur d’orage. L’affaire sent le soufre. Du reste, les environs de Versailles sont comme pavés de souvenirs révolutionnaires, et, dans les bois de Marly, il semble à Sardou qu’il voie errer toujours, je le gagerais, le spectre d’André Chénier fugitif et tapi derrière les buissons.
Chaque fois que je traverse cette grande route de Versailles à Paris, sous le viaduc du chemin de fer qui, parfois, dans les crépuscules d’été, prend l’aspect de quelque aqueduc de l’ancienne Rome, je jette les yeux sur les quelques maisons, closes maintenant et silencieuses, qui font face aux constructions neuves sur la route. Il y a là des demeures du XVIIIe siècle, moitié fermes, moitié cabarets, qui ont vu passer une partie de notre histoire. Les femmes de Paris, conduites par l’huissier Maillard, se sont peut-être arrêtées là, au seuil de ces maisons qui étaient encore des hôtelleries, il y a vingt ans, et qui devaient être des débits de boissons, à la fin du dernier siècle . Oui, par cette route, les dames de la Halle ont marché sur Versailles ; puis, traînant leurs canons, celles que Thomas Carlyle nous montre atteintes de ménadisme ont repassé par là agitant comme des drapeaux les uniformes des gardes du corps massacrés au Château et précédant le boulanger, la boulangère et le petit mitron ramenés à Paris.
« Ah ! Sire, c’est un beau jour ! allait dire l’honnête Bailly au pauvre Louis XVI, encore blême du voyage. » Cette route a vu ces défilés. Du haut de ces vieilles fenêtres on a pu contempler ces cortèges. Les Prussiens, en 1815, ont aussi passé là avant d’être si bien battus, à Roquencourt, par la cavalerie d’Exelmans.
Les Prussiens ne s’étaient pas contentés, du reste, de passer par Viroflay. On peut lire dans la Correspondance de Ducis, qui fut un saint, certaine lettre à Talma, que le poète appelait son filleul, et où l’auteur d’Abufar supplie le grand tragédien d’organiser au bénéfice de Viroflay ruiné une représentation qui n’eut pas lieu ou ne donna pas tout le résultat souhaité par Ducis : « Mon cher ami, mon cher filleul, mon cher frère, je suis chargé par un des meilleurs hommes du monde d’invoquer votre excellent cœur, votre grand talent en faveur de la pauvre commune de Viroflée, qui vient d’être pillée, ruinée, abîmée par le fléau de la fureur prussienne. M. Labbé, propriétaire riche dans cette malheureuse commune, a déchiré mon cœur par la peinture de ses misères. S’il vous était possible, mon cher Talma, d’obtenir en sa faveur une représentation qui pût les soulager, vous feriez une action digne de votre cœur humain et compatissant. » La lettre de Ducis est datée de Versailles, 13 novembre 1815. Cinquante-cinq ans après, les Prussiens ne ruinèrent point Viroflay, mais, pendant cette épouvante de 1870-71, ils eurent l’intention de le châtier. Un soldat allemand, passant sous le tunnel du chemin de fer de la rive droite, avait sur le crâne reçu une bouteille lancée du haut du remblai de la voie ferrée.
Il était tombé sur le coup, assommé. On arrêta de pauvres diables de maraîchers qui travaillaient près de là et ne songeaient qu’à leurs salades. On parlait de les fusiller ; ils se tirèrent d’affaire tant bien que mal et la commune fut seulement écrasée de contributions de guerre. Tous ces environs de Paris nous rappelleront longtemps ces heures sinistres. Il n’y a plus pour nous d’idylle et de gais souvenirs aux bois depuis que les talons allemands y ont passé. Les vergiss mein nicht sont là, tout bleus, pour nous dire eux-mêmes : « N’oubliez pas. »
Par cette grande route, les prisonniers de la Commune, aux journées de Mai, sont entrés, suivant l’avenue de Paris, dans Versailles où les attendaient les prisons de l’Orangerie. Guerre étrangère, guerre civile : - cette route a vu tout cela. Au cimetière de Viroflay, devant la maison d’école, vaste comme une caserne, construite aujourd’hui, des soldats reposent, tués en 1871. Et maintenant c’est par cette route encore que, les jours de revue, défile la garnison de Versailles se rendant à Longchamp, et qu’adossé à quelque vieux mur je regarde les chasseurs aux vestes bleues, caracoler sur leurs petits chevaux arabes, et les cuirassiers, les dragons, les artilleurs menant au trot leurs pièces aux cols allongés. Et montrant à mon garçonnet, qui ouvre tout grands ses yeux avides, ces uniformes nouveaux, je cherche à me rendre compte de tout ce que peuvent rouler d’espoirs ces batteries qui, sur le pavé, font en passant des bruits de tonnerre.
De la grand’route à Viroflay même - car le long de la route nous ne sommes qu’au petit Viroflay, - la rue Rieussec monte en plein soleil. Les blés sont coupés. Des alouettes pointent dans le ciel d’automne. Au bout du chemin, à gauche, vers l’église, une plaque de marbre, au-dessus d’une fontaine, rappelle le souvenir de Nicolas Nicquet, « un des bienfaiteurs de la commune. » Ce Nicquet était curé de Viroflay en 1789 ; le 23 janvier 1790, Nicolas Nicquet fut nommé maire et prêta serment en cette qualité, signant désormais les délibérations de ces deux titres : curé et maire. Lorsqu’on exigea des prêtres le serment civique, Nicquet, ce Maître Jacques fort bonhomme, prêta le serment entre ses propres mains ; il jura comme curé ; puis, comme maire, il enregistra son serment. Les archives de la mairie de Viroflay conservent cette pièce étonnante. Que d’actes aussi curieux dans toutes nos petites communes de France et que de recherches intéressantes à y faire !
Elles ont été, ces archives de Viroflay, classées, cataloguées, sauvées, peut-on dire, par un homme qui voua sa vie à ce petit coin de terre, M. Leclerc, jadis instituteur, il y a deux ans encore secrétaire de la mairie, à l’heure où l’excellent M. Dupin était maire. M. Leclerc se rappelle le temps où, à Viroflay, nul ne savait lire. Il y a quarante-sept ans tous étaient illettrés : les enfants grouillaient comme des nichées de rats sans ouvrir un livre.
Les rats, du moins, rongent le papier. M. Leclerc a beaucoup fait pour l’éducation de ces familles presque fauves autrefois, maintenant groupées autour de l’école. Ah ! la belle école ! Monumentale, en vérité. Elle me paraît même gigantesque, presque hors de proportion avec le village qui a 1,572 habitants aujourd’hui (il avait 56 feux en 1709, - 169 en 1745 et il comptait 500 habitants en 1726). Elle coûtera cher, très cher, mais elle fera grand honneur à notre maire, M. Petit, qui n’aura plus qu’à nous donner des becs de gaz, vers la Saussaie, et à faire un peu empierrer nos routes et consolider nos chemins pour être un maire modèle.
Le curé Nicquet, qui fut le premier maire et le curé constitutionnel de Viroflay, ne quitta jamais la commune, même lorsque les offices religieux y furent interdits. Ne pouvant plus avoir des ouailles il eut un autre troupeau. Le bon pasteur se fit nourrisseur. Il éleva des vaches, sans doute dans ces prés où sont les haras maintenant, et il vendit du lait à ses paroissiens. J’ai lu, dans un vieux numéro du Journal de Versailles, une monographie de Viroflay par M. Jeandel. Il y est dit qu’au rétablissement du culte, Nicolas Nicquet fut un des premiers à reprendre son poste. Plus d’ornements dans l’église. Tout avait été vendu, le 20 germinal de l’an IL Mais, peu à peu, les habitants rapportèrent les objets d’église qu’ils avaient achetés, celui-ci une chasuble, celui-là un calice, cet autre une soutane, et le curé put dire la messe. Le brave homme est mort en 1811. C’est pour lui qu’on aurait pu rimer la vieille chanson :
J’ons un curé patriote !
L’église est là, tout près de la fontaine Nicquet. Elle a eu son roman, elle aussi. Plus d’un mariage secret y fut béni, la nuit, au temps jadis. La princesse Stéphanie de Conti serait venue s’agenouiller là, furtivement. Ce n’est qu’une légende.
C’est là qu’Eudore Soulié, le savant historien de Molière, a fait baptiser une enfant qui devait être Mme Victorien Sardou.
Que de souvenirs dans ces coins de terre ! A deux pas se dresse un grand chalet où le duc de Morny vint passer sa lune de miel avec la fiancée qu’il avait rencontrée en Russie. Tout à l’heure, nous avons rencontré la maison de M. Cresson, l’avocat lettré. En avançant un peu encore nous pourrions frapper à la porte d’un des plus érudits et des plus alertes de nos académiciens, M. Gaston Boissier, qui cultive là son jardin, comme Candide, et vit, souriant, comme un sage de beaucoup d’esprit, à la façon d’Horace, son ami. Maison heureuse entre toutes et dont je parlerais plus longuement si l’on n’y fuyait point le bruit avec autant de soin qu’on y aime ce qui est beau et ce qui est bien.
Je l’ai laissée à ma gauche sur la route de Chaville, et, montant par un sentier entre des vieux murs où sautent et grimpent les arbustes, nous sommes parvenus au Carrefour de la Vierge au Chêne, à la lisière du bois des Bertisettes. Une vierge est là, contre le tronc d’un chêne énorme.
On lui apporte, comme au temps passé, les prémices des saisons ; la première grappe de la vendange du pays est encore accrochée à son socle.
Le bois devient charmant, touffu. Nous pourrions suivre le pavé des gardes, le grand chemin dont le nom rappelle les chevauchées des mousquetaires ; non, les petits sentiers des Bertisettes valent mieux. Le chemin le plus court, c’est encore le chemin des écoliers où chaque buisson donne une surprise.
Il y a des mûres à ces buissons, qui tacheront nos doigts tout à l’heure et feront saigner nos lèvres, mais qui sont bonnes à cueillir et fraîches à laisser fondre. Et voici déjà Vélizy, là haut, au bout du bois ; - Vélizy où, tous les ans, la veuve de l’historien de notre France vient se reposer et où, ces derniers mois, Mme Michelet a mis en ordre les Mémoires de son mari, toute la jeunesse de ce grand magicien des temps héroïques.
Nous sommes au bois de Meudon. Les chemins sont beaux, les verdures épaisses encore. Pour tant bien des feuilles tournoient. L’hiver s’annonce. Que de noms charmants, en chemin ! Ce grand bâtiment, à droite, c’est la Grange Dame Rose. La Mare Adam est à notre gauche, plus bas. Au delà de l’étang de Villebon, en traversant le parc de Chalais, nous trouverions le parc de Chantecoq. Tous ces noms ont leur origine, leur légende qu’Hippolyte Cocheris, le très modeste savant, mort trop tôt, eût expliquées. Qu’il est clair et bleu l’étang de Villebon, avec ses roseaux et ses joncs lui faisant une ceinture d’aiguilles ! Dans le miroir de ses eaux - miroir, c’est le vieux mot et je n’en sais pas. d’autre, - le coteau, là-bas, reflète son tapis de bruyères roses. Un tapis, c’est encore un mot d’antan ; trouvez-en donc un meilleur !
Des pêcheurs pêchent dans l’étang. Peut-être le bon Altaroche, revenu des violences de la politique et, pour le moment en villégiature chez Pierre Véron, venant de Bellevue pour taquiner le goujon aujourd’hui comme il taquinait autre fois M. de Montalivet ou M. Guizot.
Oui, c’est bien lui, là-bas !
Altaroche ! Altaroche !
Il ne répond rien. Quelle joie que cette absorption complète de l’être humain par un bouchon sur l’eau ! C’est peut-être le bonheur que ce succédané du nirvana. J’y penserai, quand j’aurai de nouveaux cheveux gris.
Et, toujours marchant, à travers le bois du Clos-du-Moulin, par l’étoile des Fonceaux, nous voici près de l’ancien jardin du château de Meudon. Il sort à peine de ses ruines, ce pauvre château que les Prussiens ont brûlé, après l’armistice, comme les maisons de Saint-Cloud. On le rebâtit, on va le surmonter d’une coupole. Ce sera, grâce à M. Bardoux, le ministre des lettres et de la science, un Observatoire admirable pour M. Janssen. Mais quelle tristesse ! L’herbe a envahi les bassins où riaient les jets d’eau. Après treize ans, le jardin, pourtant soigné, sent encore le désastre. Plus loin, dans la belle allée de tilleuls qui mène à Bellevue, la place est encore visible - comme la trace d’une saignée - où les Allemands coupèrent les grands arbres pour établir la batterie qui, de là-haut, foudroyait Paris, ce Paris aperçu, là-bas, comme une immense carrière de pierres blanches à côté de la gigantesque tapisserie de verdures des coteaux, de l’autre côté du val.
C’est par l’Avenue des Tilleuls, silencieuse, où s’entend seulement le bruissement soyeux des feuilles sèches, que nous gagnons la maison où l’on nous attend. Elle est là au coin de cette rue des Tibilles qui porte aujourd’hui le nom de rue Louis Blanc. Une grille s’ouvre, et au bout d’une avenue de géraniums, une coquette architecture sourit, toute blanche, avec des stores rayés de rose - un bijou, un joyau plein de raffinements artistiques.
Rue des Tibilles ? Le nom a disparu, mais me revient souvent comme une énigme. Nul n’a pu m’expliquer la signification du mot : Tibilles.
Édouard Fournier, en son temps a remué des paperasses pour deviner ce rébus. Tibilles ? Le nom de Chantilly vient de Tilles, qui veut dire tilleuls, champ de tilleuls, champ de tilles. Mais Tibilles ? J’avais fait vœu de l’orthographier, en écrivant à Charles Edmond, de cent façons différentes : Thibilles, Thybils, J Tibyles, Tibhylles, Tïbyls ; - mais, avant que le chiffre cent ait été atteint, la plaque bleue a disparu et la question d’étymologie risque fort désormais de demeurer sans réponse.
Rue des Tibilles ou rue Louis Blanc, c’est là que nous allons souvent de Viroflay à Bellevue, rencontrant en chemin tant de souvenirs amis ; - et, au bout de l’avenue de géraniums, sur le perron de pierre, une main cordialement tendue nous attend.
Pareil à Sully avec sa longue barbe grise, - un Sully au charme slave, -Charles Edmond est là, prêt, avec la bonne et charmante Mme Charles Edmond, à nous faire les honneurs de ce logis, pour nous familial, et où nous avons passé tant de bonnes heures en notre vie.
Puis notre ami nous conduit dans ce cabinet de travail, aux meubles et aux vitraux égyptiens, avec un plafond fouillé comme un alhambra d’où pendent des ornements comme des stalactites, et d’où, à travers les fenêtres d’un côté apparaissent, blanches ou rouges dans unécrin vert, les villas de Bellevue et, de l’autre, Paris, l’immense panorama de Paris et, presque à côté du logis, les quatre tours en poivrière du petit château où, en 71, était établie la fameuse batterie dite des quatre tourelles. Que de souvenirs tiennent déjà pour moi dans ce logis de Charles Edmond ! J’ai vu là Louis Blanc recueilli par notre ami dans le pavillon égyptien qui fait face à ce cabinet ou, là-haut, dans le belvédère ; je l’ai entendu, apaisé, parler du passé avec une sorte de mélancolie souriante et trouver, à bien prendre, qu’il avait fait métier de dupe en se vouant à la politique. Le littérateur, l’historien souffrait en lui de disparaître presque derrière le tribun. Il se rappelait - avec quelle émotion heureuse ! - ses premiers succès littéraires. Nous passions à l’écouter des heures charmées. Et maintenant il n’y a plus de lui ici qu’un portrait, d’ailleurs vivant, de Raffet : une aquarelle où Louis Blanc tout jeune réapparaît avec ses grands yeux ardents et ses longs cheveux noirs.
En mourant, il avait légué à Charles Edmond un autre portrait qui a été donné, par son nouveau possesseur, au Musée Carnavalet.
Les œuvres d’art sont nombreuses autour de nous ; un Raffiné de Meissonnier coudoie sur la cheminée un Polichinelle au crayon, du même maître. Le buste de Sainte-Beuve est sur la bibliothèque à deux mètres d’une femme fellah de Fromentin. Dans un coin, un tableau des plus intéressants de Géricault, un lion piqué par un moucheron, porte cette dédicace : A mon ami Armand Carrel. Le lion, c’est Carrel ; Géricault a représenté Émile de Girardin par ce moucheron. Encore si Girardin s’était contenté de piquer Armand Carrel ! Qu’on parle encore de duels politico-littéraires quand on a vu l’industriel tuer le paladin après lui avoir dit - fort poliment d’ailleurs : « Une rencontre avec vous est une bonne fortune pour moi ! »
Dans un autre coin, un portrait de l’acteur Geffroy, par Geffroy lui-même, apparaît, dans l’uniforme du caïd Hamza. C’est un souvenir du grand comédien qui a créé l’Africain et qui fut si admirable ‘dans la Baronne. L’acteur, retiré à Nemours, n’a pas oublié « son auteur ».
Deux portraits de Charles Edmond émergent de cette collection d’œuvres d’art où les pastels de Perroneau se rencontrent avec les paysages de Théodore Rousseau : l’un, un beau profil d’Henner, l’autre une pochade superbe de John Sargent, enlevée de verve et d’une belle tournure farouche.
C’est un Charles Edmond rébarbatif, irrité, -non plus tel que Mme O’Connell le peignit dans une pose à la Van Dyck, et que l’aime Mlle Angèle Choiecka, avec le retroussis de ses moustaches blondes, blanchi mais toujours souverainement élégant.
Au milieu de tout cela, livres et tableaux, le maître du logis va et vient, roule entre ses doigts un papelito et cause, tandis que nous regardons une Isis et un Osiris de bronze, immobiles dans leur pose hiératique.
Ah ! que nous sommes loin d’Osiris et d’Isis, du reste ! Nous causons théâtre et nous parlons roman. Charles Edmond a pris, dans son armoire égyptienne, les premiers feuillets intéressants, vivants et profonds, d’un roman ironiquement philosophique, le Collier de Diamants, où il analyse, -tout en contant la plus attachante des histoires, -l’effet de la suprême richesse sur un certain nombre de tempéraments divers. Il a pris son manuscrit et il lit, et je suis charmé. Cela est curieux, nouveau, narquois, d’une donnée scientifique tout à fait singulière. - Voilà un roman d’où l’on ne pourrait tirer une pièce de théâtre, comme c’est la mode aujourd’hui, et pourtant, disons-nous à Charles Edmond, rien n’est plus dramatique, à coup sûr !
Et, la lecture interrompue, nous revenons à cet éternel sujet du théâtre que l’auteur de l’Aïeule peut traiter, je pense, ex professo. J’aime en lui une espèce de mélancolie doublée de bonté, un dédain des petites misères courantes, le mépris de ce qui est bas. Il voit grand en ses conceptions. Il a vécu avec les forts, entre Mickiewicz, Proudhon et George Sand. Sa vie, qui fut un drame où le sang et non pas seulement l’encre a coulé, ferait un maître livre. « Que ne publiez-vous vos Mémoires, vos souvenirs de guerre, votre jeunesse en Pologne ? - Le moi est haïssable ! » répond-il.
Il vit dans les bois, robuste, avec des joies de forestier lorsqu’en plein hiver il est déjà debout par les sentiers gelés, alors que Paris sommeille encore. Sur les hommes et les choses, que de traits ne lui dois-je pas ! Charles Edmond a toujours quelqu’un à protéger ; il recommande tout le monde, excepté lui ! Son imagination, qui dramatise la vie, a pour compagnonne une sensibilité profonde, vraie et sans phrase. De l’esprit par-dessus tout cela, comme du sel des mines polonaises. Voilà, ou je ne m’y connais pas, un inventeur né pour le théâtre. Et Charles Edmond l’a bien prouvé. La Baronne, le Dompteur, la Florentine, l’Aïeule, sont des œuvres.
Et tout en causant, nous entremêlons les propos où les idées se croisent et s’enchevêtrent comme les rinceaux d’une vigne :
Oui, mon cher, c’est une mode, décidément, de tirer une pièce de théâtre des romans à succès. Le roman conquiert, peu à peu, les planches.
La coutume ne date point d’hier, mais aujourd’hui elle est triomphante. Je sais tel directeur qui croit tellement à la toute-puissance du roman sur le public, qu’il dirait volontiers lorsqu’on lui présente une pièce : « Faites-en d’abord un roman. »
Et peut-être a-t-il raison ; le public aime surtout à retrouver au théâtre les types qui l’ont amusé, les caractères qui l’ont séduit, les situations qui l’ont ému dans le volume.
« Il fut un temps où les auteurs dramatiques, traités alors de forbans par Balzac, choisissaient à leur gré dans un roman célèbre le sujet de pièce qui pouvait leur convenir et l’agençaient à leur manière. On mettait ainsi au théâtre la Geneviève de Lamartine et la Petite Fadette de George Sand. J’ai lu une comédie-vaudeville de MM. Couailhac et Bourdois, Maurice et Madeleine, qui porte, comme un sous-titre, cette simple mention : tiré du roman de M. Jules Sandeau. On y met en couplets la prose du moraliste exquis et Madeleine y chante, en parlant de son cousin :
Pauvre fille, que puis-je faire ?
Mon dévouement est désarmé.
Je ne puis rien, tout me l’assure,
Son cœur souffre d’une blessure,
Et j’ai vu qu’il m’était fermé !
« Sandeau ne s’en fâchait point. Il demandait aux auteurs une stalle à la première et tout était dit.
Aujourd’hui, les romanciers découpent eux-mêmes leurs romans pour la scène et ils ont raison. Les deux arts, le théâtre et le roman, ont beau être parallèles, ils ne sont pas asymptotes et peuvent fort bien se rencontrer. Sans parler des grands drames de Dumas et de Maquet, taillés comme à coups d’épée dans les Mousquetaires ou Monte-Cristo, le succès d’œuvres qui sont l’honneur de notre théâtre littéraire contemporain serait là pour le prouver : la Dame aux Camélias, le Gendre de M. Poirier (tiré de Sacs et parchemins), le Marquis de Villemer.
« Dumas songeait toujours au drame et découpait d’avance ses épopées en scènes lorsqu’il en faisait le plan. La plupart de ses chapitres se terminent comme des fins d’acte : le drame est tout fait.
Mais, - j’entends votre objection, - c’est là du roman d’aventures. Le roman d’analyse est-il fait pour le théâtre ? Parfaitement. D’autant plus que désormais, au théâtre, toute synthèse est usée ; c’est l’analyse et le détail qui plairont. Les caractères généraux - l’avare, le grondeur, le joueur, le misanthrope, le glorieux - sont utilisés. Les situations - dont on connaît à peu près le nombre, à deux ou trois combinaisons près - sont connues.il ne reste que les côtés analytiques des caractères, ce qui revient à dire que le théâtre se rapproche de plus en plus du roman. »
Et nous voilà constatant, une fois de plus, qu’il y a, entre le livre et la scène, comme une action réflexe. Non seulement le roman fournit des aliments au théâtre, qui en a malheureusement grand besoin, mais l’œuvre dramatique revêt souvent la forme du roman pour se faire accepter par la scène. C’est ce qui est arrivé au Fils de Coralie, d’Albert Delpit. La pièce, refusée sous forme de pièce, n’est rentrée dans les coulisses qu’après avoir fait son chemin dans et par le livre. C’est l’aventure même du Maître de forges de Georges Ohnet. C’est ce qui arriva encore à Elsy, une pièce de Charles Edmond, applaudie par le public bordelais, il y a quelques années, et qui nous est revenue métamorphosée en roman sous le titre d’Harald. Le plus piquant, c’est que lorsque Francisque Sarcey fit, dans sa chaire du boulevard des Capucines, une Conférence sur ce beau roman d’Harald dont certaine « course de loups derrière un traîneau » est lue et récitée un peu partout comme une sorte de monologue plein de frissons, Sarcey déclara que le roman était supérieur, mais que ses caractères « n’étaient point du domaine du théâtre ». C’était la vérité stricte, avec cette variante que, drame, Harald avait obtenu un succès complet sous le titre d’Elsy.
Il en est de même d’un autre roman, très remarquable, de Charles Edmond, la Bûcheronne, où l’on sent comme l’odeur saine des sapins des Vosges. J’ai entendu, sous la forme drame, la lecture de la Bûcheronne avant que l’auteur la publiât sous la forme roman. Le livre semble avoir précédé la pièce qu’il a, en réalité, suivie.
Charles Edmond destinait alors sa pièce à un théâtre de drame ; elle eût pu trouver place et succès dans un théâtre de genre. Mais le sort et surtout la difficulté de trouver une comédienne pour le principal rôle, cette héroïque et mâle plébéienne héritière de l’honneur des ducs de Croix-Saint-Luc, en ont décidé autrement. Le drame primitif de la Bûcheronne était puissant ; le roman, qui a profité du premier travail, est émouvant, et la pièce finale qui en est résultée est originale et entraînante. Seulement, la Bûcheronne, d’abord présentée au public sous la forme du livre, n’aura pas été inutile à la Bûcheronne, œuvre de théâtre, en habituant le spectateur de demain, qui est le lecteur d’aujourd’hui, à ces nouveautés du caractère très curieux et très imprévu de la duchesse et de cette situation poignante : la transfusion du sang.
Je me rappelle qu’un jour M. Adrien Decourcelle, l’auteur dramatique applaudi, vint me proposer d’écrire un drame sous ce titre : le Père, à la condition que la pièce, très hardie, agressive même, serait précédée d’un roman en quelque sorte préparatoire. Il s’agissait d’un fils qui, élevé par un mari dont il portait le nom, et qu’il adorait, tuait sans pitié - ou laissait tuer, pour l’honneur de son père adoptif, -son père véritable, bourreau de sa mère et bandit en habit noir. Une sorte d’Hamlet en veston. Le sujet était saisissant, tellement saisissant et tentant, qu’il fallait s’en défier.
Il est de ces situations inextricables qui ne semblent nouvelles que parce que les écrivains qui nous ont précédés ont reconnu l’impossibilité de les traiter. - Le Père fut cependant écrit et représenté, et, du premier coup, sous forme de drame. La pièce choqua, malgré l’admirable jeu, très sympathique, de Worms. Eh bien ! qui sait si la hardiesse ou, si l’on veut, l’impossibilité de la donnée première ayant été éventée, - comme une poudrière, - dans un roman, la pièce n’eût pas fait son chemin ?
Le public se serait habitué au paradoxe audacieux, et l’écueil même, la hardiesse de la pièce en eussent peut-être assuré le sort. C’était, en somme, un Severo Torelli en frac moderne. Mais le costume et les vers, surtout lorsqu’ils sont admirables, font encore mieux passer que le roman les situations risquées.
La Bûcheronne arrivera donc, quelque jour, à la scène avec une réputation toute bâtie. C’est un grand avantage par le temps qui court, où le public aime assez les jugements tout faits et se plaît volontiers à ce qu’on lui indique et à ce qu’on lui découpe les mets dont il doit se nourrir. Mais l’originalité de cette Bûcheronne, comme celle du Fils de Coralie, comme celle du Maître de forges, c’est que ce n’est point une pièce tirée d’un roman, mais un roman tiré d’une pièce. Il y a là une curiosité, une originalité littéraire qui montre bien la force même du roman à l’heure où nous sommes.
C’est par le Roman qu’on arrive au Drame. La porte du théâtre a pour serrure un volume in-18.
L’idée, à moins qu’elle n’émane de trois ou quatre maîtres tout-puissants, doit, pour entrer sur les planches, revêtir d’abord la forme du livre. Je ne m’en plains pas, je constate. Mais cela prouve aussi qu’il faut, dans le roman, de l’action, des faits, menus faits comme les aimait Stendhal ou noirs événements comme les multipliait Soulié ; mais, au total, de la vie, de la vie à pleines mains, de la vie à revendre, et, roman ou théâtre, rien, aucune œuvre ne peut vivre sans ce qui est, non pas le charme, mais le sang d’un récit ou d’un drame : l’intérêt. L’intérêt ne manque guère à la Bûcheronne, roman, et ne fera point défaut à la Bûcheronne, comédie.
Nous en étions là de notre conversation lorsque Charles Edmond me dit brusquement :
Mon cher ami, l’intimité dont vous me par lez et qui, dorénavant à votre avis, unit profondément ces deux arts, le théâtre et le roman, est si grande que j’ai là un roman tout fait... et que ce roman n’est encore qu’une comédie !
Moderne ?
Moderne.
Tant mieux : le public actuel n’admet que ce qui le passionne tous les jours. Il veut non seulement des personnages de chair et d’os comme lui, mais des êtres vêtus comme lui et parlant sa langue. Le pauvre fier romantisme n’est point mort, mais il sommeille. Les pourpoints sont au porte manteau. Et votre comédie s’appelle ?
D’un titre très simple, le plus bourgeois du monde, le Ménage Hubert. Voulez-vous la lire ?
Avec grand plaisir.
Charles Edmond me remit alors quatre de ces cahiers recouverts de papier bleu un peu fort que connaissent bien tous les gens de théâtre et qui constituent un acte.
A première vue, au poids de chaque acte et aux blancs qui règnent à travers les pages, on peut constater par avance si ces actes-là sont bien venus pour le théâtre. Plus de soixante pages, c’est trop. Trop de texte, c’est-à-dire trop de tirades, c’est dangereux. M. Scribe, disait, en ces cas-là : Il y a trop d’encre !
Il n’y avait pas trop d’encre, dans le Ménage Hubert de Charles Edmond, et le style, qui était bien le style coupé du théâtre, avait pourtant de la saveur, du pittoresque et du style.
Elle me plut beaucoup, cette comédie très simple, en effet, mais très poignante et très honnête.
Pourquoi ne la donnez-vous pas au théâtre ?
Pourquoi ?
Charles Edmond se mit à rire.
Parce qu’on se moque bien de représenter aujourd’hui des pièces qui soient simplement des pièces et qu’on se soucie de faire des affaires et rien de plus. Un rôle pour Mme Judic, un rôle pour Sarah Bernardht, un clou, et le reste importe peu !... Je suis las de ce monde spécial où la parole d’honneur n’est valable que si elle est donnée sur papier timbré. J’aime mieux le roman que le théâtre. Et, plus on ira, plus les esprits indépendants et fiers feront des romans et ne dépendront que de leur fantaisie, seuls face à face avec leur encrier et leur rêve !
Mais puisque le Ménage Hubert est « fini ! »
Qu’est-ce qui est jamais fini en ce monde ?
Voulez-vous le jeter au feu, ce Ménage Hubert ?
Ce serait dommage.
Voulez-vous l’arracher à Saturne tout prêt à dévorer son enfant ou à le faire dévorer par les les flammes ?
Je ne demande pas mieux !
Eh bien ! emportez ces quatre actes, faites- en un roman si cela vous plaît. J’ai promis un feuilleton au journal la Justice, je lui donnerai le Ménage Hubert et tout sera dit.
J’avais dit oui. Tout ce qui peut me rapprocher d’un ami que j’ai aimé dès que j’ai eu lu les Souvenirs d’un Dépaysé et dont l’affection, déjà vieille maintenant, m’est précieuse, me semble aimable et léger. J’emportai donc les cahiers reliés de bleu, mais en posant pour condition que je ne changerais rien à l’œuvre que je venais de lire et que je serais, en cette affaire, un simple metteur en scène, quelque chose comme un régisseur qui tout simplement inscrirait les indications et les jeux de scène sur la brochure.
C’est ce que j’ai fait. Et je n’ai pas fait autre chose.
Pourquoi Charles Edmond n’a-t-il pas voulu mettre son nom sur la couverture de son livre ? Le régisseur n’avait pourtant pas exproprié hauteur.
Lorsque le Ménage Hubert parut en feuilleton, Charles Edmond dit :
Il sera signé du nom de la rue qui a vu naître ce projet ! Tibyl... Jules Tibyl, si cela vous agrée ! Et va pour Jules Tibyl !
Jules Tibyl fut donc imprimé tout vif et publia son premier livre, qui n’était et n’est réellement qu’un livre nouveau de l’auteur de l’Aïeule, de l’Africain et du Fantôme rose.
Ce fut peut-être parce que le Ménage Hubert plut aux lecteurs du journal que son auteur fit de deux autres de ses drames, Elsy et la Bûcheronne, deux romans nouveaux, dont le premier, Harald - d’une sorte de couleur hamlétique saisissante, méritait le grand succès qu’eut le second et qu’obtint aussi un troisième récit, - non point fait pour la scène, celui-là, -narquois, amusant, pittoresque, ironique et charmant : Zéphyrin Cazavan en Égypte.
Le roman de Jules Tibyl n’eût-il eu que ce mérite de décider Charles Edmond à revenir au livre qu’il mériterait par cela seul de n’être pas oublié. Il a toutes les qualités de son auteur, cet imaginatif d’une science si profonde, cœur de français avec une poésie et une gentilhommerie slaves, causeur brillant, homme de théâtre, né Pour le théâtre, mais dégoûté du théâtre et se consolant du strass des planches avec le flamboiement de son Collier de Diamants qu’il présentera au public demain.
En attendant voici le Ménage Hubert. Et puisque la rue des Tibilles ou des Thybils ou des Tibyls a disparu, emportant avec elle le secret de son nom, ces pages lui survivront un peu et témoigneront d’une amitié née dès longtemps, grandie avec les années et que nous fortifions souvent par quelque causerie à Viroflay ou, -comme aujourd’hui, - par quelque bonne journée de causerie à plein cœur, dans la blanche maison de Bellevue.
Jules CLARETIE
21 septembre 1883